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" Persona(s) : l'identité comme processus d'hybridation dans l'œuvre de Marie Boralevi " – mars 2025

 

De l'École Estienne au Prix Pierre Cardin de l'Académie des Beaux-Arts, Marie Boralevi a fait de la gravure le laboratoire de ses recherches plastiques avant d'en repousser les frontières en 2016. Elle opère alors des déplacements techniques, embrassant le dessin par transfert comme médium majeur, support d'une poétique résolument singulière. Avec sa série Persona non grata initiée en 2018, l’artiste s’attaque frontalement à l’un des grands enjeux de notre temps : l’identité. Sous l’assaut du transfert: la gravure fait peau neuve donnant naissance à une galerie de portraits dont les visages, d'abord familiers, glissent vers l'étrange, dévoilant leur nature hybride et multiple. À travers cette cartographie sensible de l’être contemporain, où le virtuel se fait à la fois scalpel et matrice, l’artiste ouvre un territoire où l'identité se négocie, entre vérité et artifice.

C’est par la manipulation et la stratification d’un matériau source numérique, que Marie Boralevi insuffle à ses œuvres une poétique du fragment. Tel un alchimiste, elle assemble éclats de peaux et d'écrans en corps composites ; présences immatérielles, où le vrai et le factice se confondent en une même texture. Sur le papier – territoire fragile et fertile – l'artiste maîtrise le processus exigeant du transfert : l’image, libérée de ses origines numériques, vient imprégner un nouveau support et se réinvente au contact de la matière. Cette translation, où le virtuel se densifie, offre une réflexion subtile sur la porosité des frontières entre réel et fiction, et donne corps à des êtres synthétiques : fruits de la rencontre entre pixels et solvants, entre algorithmes et savoir-faire manuel. Animées d'une étrange vitalité, ces figures se déploient dans un entre-deux, témoins silencieux d'une hybridation des médiums, et oscillent avec subtilité entre documentation et invention. Ici, l'œuvre n'est plus une figuration du réel mais un territoire où l'identité négocie ses frontières : ni photographie, ni dessin, mais un espace où le réel et le construit, se rencontrent et se défient.

Sous l'action corrosive des solvants, les formes obtenues par transfert se diluent en effacements partiels et sculptent des zones où le flou devient langage. La trace, saisie à la lisière de sa disparition, apparaît fragmentaire, tel un souvenir qui se dérobe, telle une mémoire vacillante qui hésite entre persistance et dissolution. Elle constitue le noyau vibrant de l’œuvre, révélant la tension entre ce qui s’ancre dans la matière et ce qui s’effaces sous l’impulsion du processus créatif. Les silhouettes s’étirent en présences fugitives, la peau en une cartographie des possibles.

À ce point de bascule où l’image se dissout, Marie Boralevi vient sceller l’empreinte dans la fibre du papier, en ravivant sa chair par l’emploi du graphite, unifiant tracé et matière dans une même densité. Là où les solvants diffusent, la mine cristallise, conférant au geste une dimension quasi-rituelle et, l’intensité d’une expression pleinement aboutie. C’est dans cette phase que la précision du dessin rencontre la plasticité du support, dotant l’œuvre d’une profondeur visuelle saisissante.

Ici, dans l'entre-deux de ces médiums, pulse une dualité vibrante : ces figures, bien qu'ancrées dans le numérique, semblent capturées dans l'instant, figées à la manière d’une photographie, alors qu’elles ne sont qu’illusions, où le réel se dérobe. La synthèse entre pixels et carbone, insuffle aux portraits une dimension sensible et "photogénique", illusion de vie qui déstabilise le regard avant même qu'on ne perçoive leur irréalité souterraine. Marie Boralevi ne représente pas, elle chorégraphie l'ambiguïté : brouillant délibérément les frontières entre le vivant et l'artificiel. Ses œuvres résonnent comme l'expression de cette dualité pleinement maîtrisée, et créent un paradoxe : les visages, presque absents, semblent s’animer, leur apparente vacuité devenant le point focal d’une énergie latente et troublante.

Cette tension entre présence et retrait fait émerger une résistance : celle du sujet à être défini. Regards rêveurs, bouches sensuelles et ossatures angulaires, délibérément marquées, s'entrelacent pour former des figures qui défient les frontières assignées au genre. Marie Boralevi construit ses œuvres à partir de fragments du féminin et du masculin, suggérant une conception plus fluide des dynamiques identitaires. Dans son travail, l’individu résiste à toute assignation, se dérobant aux classifications trop étroites, se fragmentant comme un miroir brisé qui reflète non pas une identité, mais la multiplicité de nos possibles. L’androgynie et la jeunesse du corps y sont intimement liées non seulement pour défier les normes de beauté, mais aussi pour offrir une vision à la fois poétique et incisive de ce que signifie être soi.

C’est au cœur de ces hybridations que des détails comme les tâches de rousseur prennent une dimension nouvelle, dessinant sur la peau de chaque personnage les contours d’une géographie sensible et intime : autrefois stigmates, elles deviennent ici le signe d’une beauté rare et vibrante, célébrant le feu de la jeunesse. Chez Marie, ces éclats de peau, répétés ou amplifiés, dépassent leur matérialité première pour devenir des motifs chargés de significations collectives. Leur répétition sérielle tisse entre les portraits un réseau de ressemblances où chaque visage semble refléter le précédent dans une filiation troublante. L'artiste orchestre un dialogue fascinant entre singularité et similarité, transformant le visage en espace de négociation où des fragments s'assemblent non pour copier le réel, mais pour suggérer, pour ouvrir des possibles narratifs et identitaires. Les œuvres multiplient les figures gémellaires, offrant une beauté à la fois codifiée et énigmatique, où l’étrangeté du « déjà-vu » s’équilibre entre l’unique et le répété. Dans cette dissolution du singulier, les visages deviennent archétypes, atteignant ce point où l'individu se fond dans une forme idéale et universelle.

Les dessins de Marie Boralevi trouvent leur puissance dans une échelle maîtrisée : leur format de 1 mètre sur 1,40 mètre, suffisamment vastes pour envelopper le regard, instaure une présence qui s'impose avec justesse. Par ces dimensions audacieuses, l'œuvre déborde l'intime pour convoquer une autre temporalité : celle de l'endurance du regard, invitant à explorer les profondeurs d'une étendue où la matérialité du support dialogue avec la précision du geste. En s'étirant sur de larges surfaces, chaque trait se fait présence, chaque nuance de graphite devient palpable, muant le dessin en expérience immersive. Ce choix du grand format agit comme une rupture : il réinvente l'espace traditionnel du medium pour en faire le lieu d'une contemplation où le corps du spectateur se trouve confronté à une présence qui le dépasse, intensifiant une frontalité déjà troublante. Pourtant ces œuvres occupent l’espace sans jamais l’assiéger. L'artiste atteint ainsi un point d'équilibre, où chaque composition déploie son amplitude avec une évidence naturelle, alliant de manière subtile autorité plastique et retenue sensible.

Dans l’œuvre de Marie, le minimalisme est à la fois scénographique et chromatique, et le graphite s'affirme comme une signature. Cette matière vivante, virtuose dans ses modulations infinies - de l’éclat argenté aux abysses du noir - agit comme un révélateur, unifiant les traits sous une matérialité commune. La poudre de carbone insuffle aux visages une corporéité singulière, presque charnelle, tandis que le monochrome, loin de limiter l’expression, devient une grammaire qui révèle l’essence des portraits en les dépouillant de leurs ancrages anecdotiques.

Ces figures, témoignent d'une même respiration de la matière et, dans leur nudité minérale, deviennent ces présences paradoxales : à la fois fragiles et puissantes, silencieuses mais chargées d’une force expressive. Isolées dans un espace dénué de repères, elles semblent surgir d'un vide, leur découpage précis les arrachant à toute narration. Ces entités ne racontent pas, elles révèlent par fragments, laissant entrevoir l’indicible, et invitant le spectateur à un face-à-face avec le mystère de l’être.

À travers ses portraits, Marie Boralevi explore une humanité en perpétuel devenir, où l’être, de plus en plus réduit à une image reproductible, est travaillé par des forces de métamorphoses et de dissolution. Ces œuvres, dans l'entre-deux de l’écran et du papier, passant du pixel au pigment, défient les conventions et déconstruisent les polarités classiques : réel et imaginaire, masculin et féminin, beauté et stigmates se fondent dans un espace sans récit, où chaque portrait devient une invitation à repenser non seulement les normes de perception et d’identité, mais aussi les implications de leur standardisation.

En mêlant réflexion sociale et anticipation poétique, Marie Boralevi nous place face à un miroir déformant de notre époque, tout en projetant les contours incertains d’un futur où la nature de l’être reste à réinventer.

BOUM BANG !  – "No future" – novembre 2019

par Elora Weill-Engerer - critique d'art, commissaire d'exposition et directrice d'Art’nBox partenaire de DDESSIN

Née en 1986, Marie Boralevi est une artiste française diplômée des écoles Duperré et Estienne. Dessinatrice et graveuse, elle a assurément un trait aussi rock’n’roll que délicat, défini par une gamme strictement en noir et blanc. Son travail a déjà été exposé dans plusieurs foires (DDESSIN à Paris, Lyon Art Paper, Art on Paper de Bruxelles…) et institutions (Fondation Taylor de Paris, Musée Jean Cocteau de Menton, Musée des Beaux-Arts de Liège…). Artiste d’une certaine trempe, peut-être un peu lycanthrope, Marie Boralevi peuple ses dessins d’êtres imaginaires, issus de sa comédie mi-humaine, mi-animale. Plusieurs travaux déploient une mascarade de bêtes mystérieuses et burlesques, adeptes du jeu et des mythes. Dans ses dernières séries, elle tend davantage vers le portrait réaliste de la figure humaine, sans pour autant se défaire du déguisement et du songe, palpable chez ces nubiles ébouriffés. Intitulé significativement Persona non grata, cet ensemble de dessins invite à faire la connaissance de quelques crapules androgynes créées de toutes pièces.

Rendre la chair sans l’aide de la couleur : voilà le défi relevé haut-la-main par le dessin de Marie Boralevi. Le travail à partir de photographies de peaux et de visages permet une précision plutôt réaliste de la représentation. Ces personnages ont l’aspect androgyne et froid des mannequins de mode : cela se sent à leur regard fixe, un peu vide, et à leur attitude flegmatique. Le corps centré dans la composition, de trois-quarts et le cadrage souvent en buste, tête ou mi-figure, accentuent l’aspect photogénique du trait. Aux  sujets d’affirmer leur personnalité dans un espace vide et immaculé ! Si tout est en noir et blanc, l’atmosphère est, au contraire, pleine de saveurs dans le jeu des matières : plumes, tatouages, piercings, paille, chainettes et oreilles de lapin habillent ces jeunes un peu canailles. Leurs taches de rousseur sont accentuées, comme pour souligner le bouillonnement de l’adolescent en pleine mutation, la peau enflammée par le soleil et les confiseries. À moins que ce soit pour montrer leur appartenance à une même tribu ? Comme une marque de clan, ces salissures participent d’une idée générale de recouvrement, sortes de résidus génétiques d’un pelage animal.

Marie Boralevi n’hésite pas à citer le Frankenstein de Mary Shelley pour expliquer les origines de cette série. Ce livre qui l’avait déjà marqué quand elle était jeune donne en partie le mode d’emploi : créer quelque chose qui ait l’air vrai tout en étant faux. Chaque personnage vient de multiples bouts de corps, féminins ou masculins : un lobe d’oreille, une lèvre supérieure, une aile du nez vont former une créature parfaitement imparfaite dont la présence est dès lors décuplée. Après l’assemblage vient l’impression au laser, puis le transfert à l’acétone du photomontage sur du papier japon. Ce transfert chimique, issu de la formation de graveuse de l’artiste, fait transpirer l’image comme la peau luisante de ces jeunes gens. La mine graphite sculpte ensuite le tout pour donner les valeurs de lumières et tracer les poils, un à un.

De ses fréquents voyages aux Etats-Unis, Marie Boralevi a rapporté sa découverte du lowbrow art, qui l’a incitée à s’intéresser au mauvais goût dont sont empreints ses insolents blanc-becs. Entre le freak show et le côté red neck se sent chez eux toute la culture espiègle des comics américains.  Le No Future est leur étendard, qu’ils portent en bons soldats punk, fans du fameux tube des Sex Pistols. On les imagine parfaitement ouvrir au pied-de-biche une usine désaffectée afin d’y manigancer leur prochain coup contre les camarades du gang adverse. Aucune violence, pourtant. Les tatouages de ces chenapans sont trop tapageurs, leur air trop pataud sous leur grande cagoule pour que l’on soit réellement intimidés. “Doctor called me”, “Life is confusing”, “Like father like son”, “Life is great without it you’d be dead”. Les phrases dont ils sont marqués ont de quoi faire sourire. De même, leur coupe de bad boys détonne avec leur torse juvénile et leurs dents du bonheur.

C’est que ces pubères de grand chemin ont de l’allure ! Les tendres voyous ont le regard fixe sous leur sourcil broussailleux, ce regard d’animal de la forêt qui ouvre la gueule à la moindre intrusion suspecte. Ils adoptent une posture hiératique et silencieuse qui offre le galbe du cou à la moindre prédation. Leurs fourrures ne sont pas peaux de chagrin mais costumes de bal pour un sabbat de gentils hipsters. Alors ? Faux minets ou demi-brutes ? Fans de Disney ou de Grease ? Les enfants perdus de Marie Boralevi nous dévoilent leur meute humaine et animale, tendre et sauvage.

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